Seven o’clock

Ce n’est pas le réveil qui me tire du sommeil, mais le klaxon impérieux de la navette de huit heures. Pantalon et polaire enfilés, mes affaires en vrac sur les lits jumeaux, je sors mains dans les poches dans l’air frais. Les rues du village sont calmes, le ciel est pur, pas une autoroute à cinq heures à la ronde.
Je compte rester une matinée de plus dans ce bout du monde qu’est le Mont de la Lune, mais je vais remercier mon chauffeur pour son aide de la veille et le prévenir que je prendrai la navette de l’après-midi. Décidément très sympathique, il accueille ma matitudinalité d’un grand sourire.
Et quand je lui explique mon dessein de prolonger mon étape d’une demi-journée pour voir le marché de Tsia-tsiou, il confirme ma belle impression d’un caractère commun à beaucoup de Chinois : quand ils ne savent pas, ils vous diront n’importe quoi pour ne pas l’avouer, mais quand ils savent, ils feront tout pour vous aider. Sauf s’ils ont quelque chose à vous vendre, quand même !
Le chauffeur n’a rien à vendre, et il me répond donc que c’est pure perte que de retarder mon départ : les Miao fêtent le Nouvel An (comme j’ai pu le voir la veille) et restent dans leur collines ; pas d’espoir pour moi de voir les costumes chatoyants des peuples de ces collines. Ce sera un tout petit marché.
Il est huit heures. Vous m’attendez cinq minutes ? Je cours chercher mes affaires. En hâte je roule mon sac de couchage, j’empaquète ma trousse de toilette, je fourre tout ça dans mon sac, rapide tour d’horizon, sac bouclé je dévale l’escalier extérieur. Je tombe nez à nez avec la patronne. Je lui rends la clef, je lui dis que je pars. Me rendre la caution. Elle n’a pas les 10 kuais. Cinq suffiront. Je cours vers la navette, cachée derrière un angle. Elle est toujours là.

Le chauffeur rigole de me voir si pressé. Derrière moi, la patronne rigole de me voir si pressé. Moi je rigole aussi, et je suis soulagé.

Le chauffeur me dit de décompresser et de m’asseoir à côté de lui, sur le siège de droite à l’avant du car. Il met le contact. La descente merveilleuse vers la civilisation commence.

MC Saint Pierre

MC Saint Pierre est au platines, featuring les clefs du paradis. Jouant avec un art consommé de la pédale douce et de sa table de mixage, il fusionne les dos d’âne et les nids de poule dans une seule et même vibe. Tantôt il scrappe délicatement un passage un peu cahoteux, tantôt il met le jus et franchit des gouffres à la volée, sur un ostinato rythmé de coups de klaxons.

Cinq heures durant, je suis sur le dancefloor en place VIP. A 180 degrés devant moi, et sur les côtés en dolby surround, je suis immergé dans une lente catabase.

Si perdus que nous soyons, à plusieurs heures de la ville la plus proche, pas un versant qui n’ait ses rizières, fût-il abrupt ou doux, plan ou crénelé. La grande toison des pins s’interrompt alors et laisse à voir, bordés par une terre rouge, les terrasses régulières des champs de riz ou de légumes.

Sur des pentes plus vertigineuses que Burj Dubaï, elles s’étendent du pied à la cime, escalier à la mesure des géants. Soudain elles prennent possession d’un pan de montagne, et leur base baigne dans les eaux de la rivière rocheuse, et leur sommet embrasse le ciel.

En plans successifs, les plus proches vert franc, les plus lointains grisés de brume, à chaque sinuosité de la route qui s’accroche à la colline tel plan se découvre au méandre suivant de la rivière, tel autre se densifie, acquiert une réalité palpable, révèle ses pentes denses et touffues, tel autre enfin s’évanouit peu à peu pour disparaître au village suivant ; jeu de lumière, jeu de cache-cache.

Pas une perspective, pas un nid de colline où ne se love un petit village, aux mêmes maisons brunes ramassées près les unes des autres. On les traverse parfois ces villages, dans la lumière vive du matin, et quelques passagers montent ou descendent. Les rizières proches montrent alors comme elles sont hautes et quel travail épuisant il a fallu pour élever la moindre d’entre elles. Quand on s’éloigne à nouveau, les étages infinis qui marquent chaque colline me sidèrent : combien de siècles et d’hommes, quel travail de fourmi pour tirer prospérité du terrain le plus hostile ?

Le soleil levant joue à se refléter dans l’eau qui nappe les champs (quel réseau d’irrigation ?) ; scintillement, profondeur d’un miroir, ou terres d’ombres.

Ces rizières sont une image de la Chine. Celle de l’imposition, par un travail fastidieux mais sans relâche, d’une loi humaine aux choses de la nature ; celle du nombre indénombrable – 1,3 milliards, combien de brins de riz ? – fondu, selon un geste commun, dans la nation chinoise, dans le peuple d’ondulation de ces lignes qui embrassent la montagne. Tous pêle-mêle selon la même loi, rassemblés tous dans un unique geste cosmique, chacun désordonné mais tous selon la même voie.

Je regarde et je m’émerveille.

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