D’Artistote à Sakyamuni, la philosophie se ramène toujours à l’antagonisme fondamental de la poule au pot et de l’omelette aux champignons: est-ce la poule qui a fait l’oeuf, est-ce l’oeuf qui a fait la poule? Si la gastronomie apporte une solution élégante au problème en dégustant les deux options d’égale manière, il en va différemment du mystère que je veux aborder ici.

Quand deux Italiens se parlent, s’ils ne se comprennent pas, c’est qu’ils ne veulent pas se comprendre et qu’il y a une histoire de femme là-dessous. Quand deux Chinois se parlent, ils semblent dépenser une énergie considérable à faire passer le message le plus simple, comme si la transmission d’une information était chose titanesque.

Pour un pauvre laowai comme votre serviteur, n’en parlons pas. Il est plus facile de monter sur la Grande Muraille que de se faire comprendre d’un Chinois.

Chinois et violon, grincements et balbutiements
C’est un peu comme apprendre le violon, par opposition au piano. Vous vous posez devant un piano, et de suite, sans pour autant avoir le doigté de Richter, vous jouez un air intelligible. Au violon, les deux-trois premières années, on ne sort que des grincements horribles. Les cinq-six années suivantes, on commence à produire une mélodie articulée. Enfin, au bout d’une dizaine d’années, ça devient audible et même agréable à écouter (quoique…).

En Chinois, de la même manière, j’ai l’impression d’avoir passé l’étape dite du « grincement horrible »: j’ai appris deux-trois mille mots que je prononce vaguement comme il faut, et je n’ai plus besoin d’efforts démesurés pour demander au restaurant qu’on m’apporte du thé. Je suis dans la phase « mélodie articulée », avec la grand ambition de faire des phrases de plus de dix mots. Ne riez pas, c’est dur. Rendez-vous dans dix ans.

Le violon comme le Chinois ne sont pas faits pour les débutants.

Problématique
Après ce petit prologue « vécu », venons-en aux choses sérieuses. Pourquoi est-ce qu’on joue du violon, si débuter le piano est tellement plus facile? Peut-être parce que le violon a des qualités que le piano n’a pas: il est plus facile à fabriquer, il se transporte mieux, il a un merveilleux répertoire, il se prête à jouer avec d’autres musiciens, Verlaine a fait un poème dessus… Bilan des courses: malgré un désavantage en début d’apprentissage, et un désavantage auquel on ne peut rien, il y a encore des violonistes – dans un monde de pianistes.

On est en droit de se poser les deux mêmes questions pour le Chinois oral : 1) pourquoi est-ce difficile? 2) pourquoi est-ce toujours difficile?

Le coup d’Etat permanent de l’ambiguïté
Ne pensons pas aux caractères (on parle du Chinois oral), et demandons-nous ce qui rend l’apprentissage de la langue parlée si laborieux.

Au premier abord, la langue chinoise est caractérisée par deux forces contraires à deux échelles différentes.

D’un côté, au niveau « micro », c’est-à-dire de l’élément le plus petit de la phrase. En Chinois, chaque syllabe  correspond à un caractère, qui lui-même est porteur de sens. Chaque syllabe porte un ton, c’est-à-dire un accent mélodique, comme nous l’expliquions ici. Or, le Chinois est très pauvre en syllabes: seulement un millier de syllabes, tons y compris (1200 pour être précis). Imaginez donc : cent mille « caractères-unités de sens » différents, pour un millier de syllabes…

Du côté « macro », c’est-à-dire à un niveau plus large, le Chinois compense cette ambiguïté permanente par des habitudes d’expressions, qui associent assez systématiquement des « caractères-syllabes-unités de sens » ensemble, et permet de lever les amibiguïtés. Ainsi, en Chinois moderne, la plupart des mots est-elle composée de deux « caractères-syllabes-unités de sens » :
– soit ils sont de même sens : 知道 (« zhidao« ) = « savoir-savoir » –> « savoir »
– soit l’un précise l’autre : 酒店 (« jiudian« ) = « vin-boutique » –> auberge
– soit la relation qu’ils entretiennent est porteuse de sens : 多少 (« duoshao« ) = « nombreux-peu nombreux » –> « combien ? »

Cela, en général, suffit à lever l’ambiguïté qui pèserait sur chacun des caractères employés isolément. Le Chinois ancien, de la même façon, recourait fréquemment à des Chengyu, des expressions figées de quatre caractères qui se comptent en dizaines de milliers, et qui peuvent être considérés comme des mots eux-mêmes.

Quand le débutant cherche à prononcer une syllabe ou un mot, il se heurte à la Grande muraille de l’ambiguïté; quand il a dépassé ce stade du « grincement » pour entrer dans celui de la « mélodie », et qu’il cherche à produire une phrase, il se heurte à la nouvelle muraille de la collection infinie de cas particuliers, d’expressions figées et d’habitudes de structure qui forment la phrase chinoise.

Mais comment en sont-ils arrivés là? Et pourquoi y sont-ils restés? Réponse au prochain numéro.

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