Cher Papa,

Tu me faisais part, dans ta dernière lettre, de ton intention de me rendre visite en Chine le mois prochain. Cette nouvelle me réjouit extrêmement et je serai très heureux de t’accueillir à Pékin. Pourtant, conscient des difficultés que m’ont données mes premiers pas sur ces terres lointaines, j’appréhende déjà que tu ne passes à côté de belles choses faute de ne pouvoir te faire comprendre des Chinois.

Or, pour l’Étranger perdu dans la foule pékinoise, prononcer le chinois semble une montagne à franchir plus abrupte que la courbe de croissance du PIB chinois. Dans les quelques développements qui suivent, je donne une méthode simple pour prononcer le Chinois, qui te laisse par la suite libre de cette première barrière.

Donner le ton au chinois

Après deux années d’apprentissage du chinois, lorsque je suis arrivé en Chine avec un peu de vocabulaire et beaucoup d’espérance, j’étais brutalement ramené à cette réalité douloureuse que les chinois ne comprenaient pas un mot de ce que je disais, et que je ne les comprenais pas plus. Je pensais avoir fait le plus dur du chemin en apprenant quelques centaines de ces maudits caractères, qu’effectivement je pouvais lire et écrire; mais rien à faire, à l’oral, je ne les comprenais pas, et je n’étais pas compris.

Je me suis vite rendu compte que cette barrière tenait aux tons : le chinois est une langue à tons, c’est-à-dire que chaque syllabe est prononcée selon un motif mélodique et rythmique particulier (il en existe cinq différents en mandarin). En cours de chinois, on m’avait bien donné des éléments théoriques sur les tons, mais en Chine je me heurtais à leur mise en pratique.

Il m’a fallu plusieurs mois, et de longues discussions avec des Chinois, pour dégager des « règles d’ensemble » de prononciation des tons, qui avaient peu en commun avec ce qu’on m’en avait appris. Les Chinois appliquent ces règles spontanément, leur oreille les ayant acquises durant leur enfance, et peuvent difficilement les formuler avec clarté. Quant aux Occidentaux qui apprennent le chinois, ils se satisfont bien souvent d’avoir franchi la barrière d’une prononciation ardue des sons, pour oser affronter celle, bien plus haute et obscure, des tons.

Une transcription des tons simple et intelligible ?

Le mois dernier, lorsque tu m’as fait part de ton intention de me rendre visite à Pékin, je me suis donc trouvé dans la nécessité de transcrire à ton intention la prononciation chinoise, d’une manière qui te parût simple et qui te permît d’être compris des Chinois.

Les sons de la langue chinoise eux-mêmes, s’ils sont difficiles à prononcer exactement, peuvent être approchés par une transcription phonétique relativement simple et suffisamment proche de l’original pour être intelligible des Chinois.

Mais une fois cette transcription des sons effectuée (ce que d’ailleurs ton guide de voyage propose à coup sûr en annexe), le problème reste entier. En effet, prononce le chinois sans tons, et personne ne te comprendra.

D’où la question que je devais me poser : comment élaborer un système de transcription du chinois, qui permette de te rendre intuitive la prononciation des tons chinois ? De nouveau, et comme pour les sons chinois, mon ambition n’était pas de proposer une transcription exacte, ce qui me paraît hors de portée, mais de transcrire les tons d’une manière simple (pour toi) et intelligible (pour les Chinois).

Structure du chinois

Tout d’abord, il faut que je te dise quelques mots de la structure de la langue chinoise. Historiquement, le chinois associe des triplets « un caractère – une syllabe – un sens ». Il se trouve que la langue chinoise n’utilise qu’un petit nombre de syllabes; le chinois moderne, pour compenser cette pauvreté syllabique source d’ambiguïtés, associe donc le plus souvent les caractères par paire. L‘importance des tons est d’autant plus grande que le chinois est pauvre en sons.

L’unité sémantique du chinois (« morphème ») est donc composée d’un ou deux caractères (parfois plus), chacun étant associé à une syllabe (« phonème »). Chaque phonème est constitué par l’association de plusieurs sons formant une syllabe et d’un ton. Dans ce qui suit, j’utilise une transcription des sons « intuitive pour francophones », pour nous concentrer sur le problème des tons.

Echecs et jeu de go, phrase chinoise et phrase française

Je n’ai jamais rencontré d’explication convaincante et claire de la manière dont prononcer les tons dans une phrase chinoise. Cela tient peut-être au fait que le chinois n’est enseigné pour être parlé que depuis peu, mais sans doute aussi au fait que l’unification de la prononciation du chinois est un phénomène récent (début du XXe siècle), après des millénaires où seule la langue écrite était comprise de tous.

Le français parlé et le chinois parlé, à l’oreille d’une personne qui ne connait ni l’un ni l’autre, présentent une différence fondamentale : les mots français n’ont pas d’accent, mais la phrase suit un motif sonore global (« prosodie ») en fonction des émotions que le locuteur veut y transmettre. En chinois c’est l’opposé : chaque syllabe a un accent musical (« ton »), et la prosodie est commandée par la succession des tons, laissant peu de liberté au locuteur.

Toi qui es familier du jeu d’échecs, peut-être l’opposition entre ces deux langues sera-t-elle clarifiée par l’opposition entre les échecs et le jeu de go : aux échecs, les mouvements particuliers des pièces et les combinaisons qu’ils permettent (la « tactique ») priment devant le motif général de la partie (la « stratégie »). En conséquence, un ordinateur puissant, essentiellement bon tacticien et mauvais stratège, pourra vaincre un joueur humain. Au go, en revanche, le jeu des motifs et les rapports de force que dessine la position des pierres (stratégie) sont plus importants, en général, que la pose d’une pierre à tel ou tel endroit (tactique). Et les ordinateurs… n’y parviennent pas.

De la même manière, la phrase française est, un peu comme une partie de go – le joueur/locuteur est libre du motif global -, tandis que dans la phrase chinoise, comme aux échecs, si tu oublies l’importance de chaque mouvement/syllabe, tu perds la partie.

La Musique au secours de la Littérature

A un violoniste chevronné, comment expliquer le système des tons autrement qu’en termes musicaux? Ceux-ci ne sont, après tout, qu’une modulation de la hauteur et de l’intensité des syllabes. J’avoue avoir peine à imaginer comment faire l’économie d’une telle explication, et je suis étonné de ne l’avoir vue nulle part exprimée de façon claire.

Un schéma, qu’on oublie vite comme on oublie ce qu’on ne comprend pas, se retrouve partout, comme bible du ton. Pour une bible, c’est plutôt la version abrégée. On nous dit de nous débrouiller avec ça :

Un schéma de cette complexité pourrait bien résumer la situation en Irak.

Et comme le professeur a comme une intuition que ce schéma ne se suffit pas à lui-même, on vous précise qu’en chinois il y a quatre tons : 1) aigu et long, 2) grave et ascendant, 3) grave en signe Nike et 4) aigu, descendant et bref. Plus un 5e, non accentué, dit « ton neutre », de hauteur intermédiaire, qui n’apparaît jamais sur le schéma.

Et c’est plutôt une bonne explication : un Chinois, mis devant la tâche de prononcer un caractère, le prononcera effectivement ainsi. Un Chinois lisant un poème écrit en chinois ancien, articulera chaque syllabe ainsi, et donc suivra ces cinq motifs.

Le problème, en fait, survient lorsque (ce qui pourra t’arriver) te prend l’ambition de prononcer deux syllabes à la suite en Chinois d’aujourd’hui. Jette donc un deuxième coup d’œil au schéma et essaie de prononcer, disons, « wo/ ch fa/ gwo/ jen/ », c’est-à-dire que tu es Français. Si tu penses qu’un Chinois te comprendra, bienvenue au club.

Arrivé à ce point, tu as deux options devant toi : lire des poèmes en Chinois ancien en articulant bien, ce qui certes est une noble occupation, ou bien… t’arracher les cheveux.

Chantez-vous Chinois ?

Le pire est que ce n’est pas si compliqué. Ca l’est en tout cas bien moins qu’il ne semble. Je te propose donc bien humblement ton premier cours de musique chinoise. Et pour faire simple, tu seras l’instrument (zéro investissement) et il n’y aura que cinq notes (zéro tracas).

Une conversation avec Mathieu m’a permis de clarifier un peu le système des tons. Il y a, me semble-t-il, trois règles importantes.

Principe : Seuls les tons importants et ceux en fin de groupe de mots sont articulés (« forme forte »). Pour les autres, seule la hauteur du ton importe pour être compris (« forme faible »).

Ainsi, dans une phrase donnée, seuls quelques tons ont une importance forte, et seront prononcés tels que dans le schéma ci-dessus : sous leur forme forte (articulée). Tous les autres tons sont en retrait et on ne prononce en fait que leur hauteur ; c’est leur forme faible (atténuée).

Cela simplifie beaucoup la tâche : plus besoin d’articuler chaque ton ; il suffit de respecter un motif mélodique simple au cours duquel seuls les tons importants sont pleinement articulés.

Si nous reprenons le schéma ci-dessus (qui est « idéal »), les tons seront prononcés à peu près de la manière suivante  :

On a donc la typologie/hiérarchie suivante des tons sous leur forme articulée (forte) :

  • le 4e ton est en haut, bref et accentué
  • le 1er ton est au milieu et long
  • le 2e ton est en bas et monte
  • enfin, le 3e ton « caresse » le fond du fond.

Sous leur forme faible, les tons ne sont plus caractérisé que par leur hauteur. Le 1er et le 4e sont à la même hauteur. Un 5e ton, dit ton « léger », se pose entre le commencement du 2e ton et sa désinence; ce ton léger n’est jamais accentué.

Si un besoin pressant t’anime, tu pourras donc t’enquérir avec courtoisie :

Economie d’effort: si deux 3e tons se succèdent sous forme forte, le premier n’est que partiellement prononcé.

Pour éviter de « caresser » deux fois de suite le fond, la partie descendante du premier 3e ton disparaît :

Cette méthode simple devrait te permettre de prononcer de manière intelligible, sinon exacte, les tons de la langue chinoise. Dans ce qui suit, je retranscris à l’aide de cette méthode quelques phrases usuelles dont tu pourrais avoir l’usage.

D’où viens-tu?

La syllabe « fa » est l’information importante, elle est donc articulée et accentuée; la syllabe « jen » est en fin de phrase, elle est donc elle aussi articulée.

Ce superbe bracelet en faux jade te plaît-il?

Il est pas mal, mais combien ça coûte?

On te répond bien sûr en yuan, la monnaie chinoise :

Oulah ! Tu veux diviser le prix pas deux, quatre ou dix :

Si ces transcriptions de consonnes t’intriguent, n’hésite pas à faire un tour ici, ou encore .

Pardonne-moi si j’ai été trop long; je n’ose espérer que ces quelques remarques se révèlent utiles lors de ton séjour et qu’en démystifiant la muraille des tons elle contribuent à rapprocher les fils du Ciel de ceux de la Louve.

Porte-toi bien,

Aurélien

Cet article a 3 commentaires

  1. Mathieu

    Maintenant que l’on a bien parlé des tons, c’est à dire des voyelles de la langue chinoise, je te propose de passer aux consonnes! j’ai découvert pas mal de choses ces derniers jours, et pas que les consonnes aspirées… Affaire à suivre!

  2. Aurélien

    Mais figure-toi que oui, je prépare quelque chose sur les consonnes… A discuter…

  3. Anonymous

    Merci pour ce cours lumineux et de bons tons. Je crois que je vais caresser l’idée d’envisager la possibilité d’aborder ces simplification d’intonations…la prochaine fois, fiston.

Laisser un commentaire