Une théorie de jeudi après-midi
Les théories les plus belles sont celles qui sont plus vraies que la réalité. Aujourd’hui, nous construisons une belle théorie pour montrer la thèse suivante: « non, Monsieur, le chinois n’est pas plus concis que le français, et toc! ».

Nous nous efforcerons également de parler de concision sans nous étendre sur la circoncision, faisant de cet article un élixir concis tout en circonspection.

Nous chercherons une réponse à deux dures réalités entre la langue française et la chinoise: la souffrance du Français qui cherche à traduire en moins de trois lignes une expression chinoise de quatre caractères, et celle réciproque du Chinois qui cherche à faire la différence entre preux, prude et pudibond.

Aujourd’hui, soyons donc plus vrais que vrais, plus vrais que ces deux réalités; montrons par a+b (et sans même le théorème de Pythagore) qu’envers et contre toutes les apparences la langue française parlée n’est pas moins concise morphologiquement que la chinoise.

Pourquoi se concentrer sur la langue parlée? La langue écrite chinoise est à ce point différente de la française (un très grand nombre de caractères et une grammaire réduite au minimum) que je ne me sens pas d’attaque aujourd’hui pour élaborer une théorie absurde à ce sujet.

Pourquoi se concentrer sur la morphologie? Une théorie n’a pas à être une théorie sur tout. Celle que je propose aujourd’hui passe sur la grammaire: on peut fair comme si la grammaire n’était qu’une affaire de juxtaposition et de mots de liaison, ce qui nous permet de nous intéresser aux éléments de sens proprement dits.

Comparons donc la concision respective de ces deux langues quand il s’agit de former des mots.

Agglutiner des éléments de sens syllabiques pour former des mots
Comment forme-t-on un mot en mandarin? Pour pallier l’ambiguïté phonétique du chinois (chacun des 40 000 caractères est associé à une syllabe parmi… 1200), la plupart des mots se forment par redondance: à l’exclusion des plus fréquents (être, ceci, moi…), pour faire un mot, on prend deux, trois ou quatre caractères dont la combinaison fait sens. Chaque caractère est lui-même composé d’unités de sens (des clefs), dont la combinaison permet de « prendre note » d’un objet ou d’une idée (nous ne prenons pas ce niveau de complexité en compte, même s’il renforce notre argument, car il concerne d’abord la langue écrite).

Comment forme-t-on un mot en français? La structure morphologique d’un mot est plus cachée qu’en chinois, car la langue française, étant plus souple sur ce point que le chinois, s’est plus facilement déformée que le chinois (dans une langue alphabétique, très riche en sons, des « mutations » peuvent modifier une lettre d’un mot sans que la compréhension en soit modifiée; ce n’est pas le cas en chinois).

La formation d’un mot français, donc, se fait par agglutination de radicaux latins ou grecs. Un dispositif permettant de transporter (duc) de l’eau (ac) sur grandes distances s’appelle logiquement un acduc. Dans certains cas (verbes…), on ajoute des syllabes donnant une information de temps, de genre, de nombre, de catégorie grammaticale…, comme dans dé-struc-teur (celui qui (teur) enlève () une structure (struc)).

L’analogie n’est évidemment pas parfaite, à cause de la souplesse d’une langue alphabétique phonétiquement riche: des voyelles de transitions, euphoniques, dénuées de sens, viennent s’ajouter entre des différents éléments de sens. Par exemple, dans le radical mono-/mon-, l’o intervient seulement quand l’euphonie l’exige: on dit un mon-(o)-ski (sport à un seul ski) mais un mon-arque (celui qui commande (arc) seul). Le sens, lui, est contenu dans la syllabe mon.

Par exemple, comment désigne-t-on un homme qui gouverne seul? En français, c’est un aut-(o)-crat(e) (soi-même – pouvoir), un dict-(a)-teur (ordonner – celui qui), un des-pot(e) (celui qui a reçu le pouvoir (pot) du peuple (dems)). En chinois, on pourra dire un 独裁者(seul – gouverner – celui qui), 独夫(seul – seigneur) ou encore 转制君主 (concentré – système – seigneur – seigneur).

Pour former des mots, le français, comme le chinois, agglutine des éléments de sens syllabiques (avec parfois des voyelles de liaison).

Objection, votre honneur
Il me semble voir deux objections principales à cette belle théorie (« en français comme en chinois, les mots se forment en aggrégeant des syllabes dont chacune a un sens »).

La première est qu’en français, l’unité de sens est assez souvent disyllabique (comme dans syn-onym(e) ou dans amphi-bie), alors qu’une syllabe chinoise, étant associée à un caractère porteur de sens, a (presque) toujours un sens à elle seule. On peut donc modifier cette belle théorie en acceptant que, parfois, l’unités élémentaire de sens soit composée de deux syllabes. C’est pas la mer à boire, et ça casse pas trois pattes à un canard.

La deuxième objection est que c’est vachement compliqué tout ça, on n’y pense pas quand on parle, etc. En effet, quand nous parlons, les mots sont « automatisés »: on ne songe pas au sens de chaque syllabe que l’on prononce, mais à celui des mots entiers. Qui plus est, il n’est pas toujours facile de retrouver l’étymologie d’une syllabe donnée.

Mais ce qui vaut pour le francais vaut également pour le chinois, et ce sur ces deux plans. Disséquer un mot demande réflexion: par exemple, « phénomène » se dit 现象 (présent – forme); un certain effort est nécessaire pour visualiser la filiation de sens… D’autre part, quand on apprend le mot 胆怯 (timide, craintif), qui sait ce que veut dire 怯? Idem pour 经济 (économie): que veut dire le 经? Que veut dire le  济? Il y a une différence de niveau importante entre apprendre un mot et comprendre d’où il vient, en chinois comme en français.

Il serait facile, par ailleurs, de faire rentrer dans le débat la langue écrite (quelle complexité pour certains caractères courants! quelles étymologies variées et mystérieuses!). Mais cet article se concentre sur la langue parlée, et il ne retient donc sur ce point que l’idée suivante: si la dissection d’un mot est difficile en français, elle l’est aussi en chinois. Mais l’unité de sens la plus commune reste syllabique.

La plus belle concision
Que ceux qui ne sont pas d’accord se consolent: la plus belle part de la langue échappe à cette logique.

Quid des charivaris, bidouillages, et autres mic-macs? Autant de mots de la vie quotidienne qui n’existent qu’en bloc, et dont l’étymologie (quand bien même elle est avérée) n’est connue que d’Immortels sous la coupole.

Et bien, cela se trouve également en chinois. L’idée de base ce me semble, qui est la même dans les deux langues, est de désigner une chose non par une construction logique mais par ce qu’elle évoque, par la « musique » d’un ensemble de syllabes.

Ainsi, en francais, on peut bien dire « bruit » – une unique syllabe portant un élément de sens-, mais on dira plutôt « charivari », « boucan » « chahut » ou « tohu-bohu »: chacun de ces mots évoque et convoque le sens, celui-ci est incarné non par l’agglutination d’éléments de sens, mais par l’image globale qui est suscitée (par exemple, une certaine idée non-gaullienne de la liberté: quand la maîtresse quitte la salle de classe pour trente secondes et retrouve un charivari et trois blessés à son retour).

Il se passe la même chose en chinois. Par exemple, pour parler d’un mirage, on peut certes dire 幻想 (irréelle – forme), ce qui a le sens courant d' »illusion », mais on emploiera plus volontiers le très visuel 海市蜃楼 (mer – ville – serpent de mer – bâtiment: « le souffle du serpent de mer crée une ville sur l’eau »). Le premier mot, 幻想, est certes ramassé, concis, mais il est sans pouvoir évocateur.  Le second utilise le raccourci de l’analogie: comme dans le « charivari », le sens n’est plus dans les composantes de l’analogie (syllabes) mais dans l’image qu’elles suscitent toutes ensemble.

Ces expressions de quatre caractères (« chengyu », voir ce que Mathieu en dit en relation avec les pattes de canard et la réussite sociale) sont des formulations très compactées, souvent tout droit venues du chinois classique (donc figées), qui évoquent un sentiment, une action, un trait de caractère, un concept, de la manière la plus concrète: par une image, par un raccourci de la pensée, en évoquant une historiette connue de tous.

C’est à mon sens l’équivalent de tout ces mots français dont nous ne savons d’où ils viennent, mais dont le sens nous est palpable, tangible, immédiat.

Après le match nul (ou presque…) sur la question de la concision syllabique – une syllabe, un élément de sens – les deux compétiteurs s’en vont au vestiaire créer des mots de toute pièce, hors de toute logique, accrochés à ce qu’ils désignent.

Après tout, associer à une idée un mot unitaire de longueur arbitraire: n’est-ce pas l’ultime concision?

Cette publication a un commentaire

  1. Mathieu

    Sympatique article 🙂

    J’ai un bon argument à ajouter pour la compacité du chinois: les mots condensés. Ex: 炒面,世博,流感,机场,安检,体检,验证,压水堆,奥运会. J’en avais parlé un peu dans cet article, 4ème paragraphe: http://matapekin.blogspot.com/2009/11/le-chinois-amusant.html

    Le chinois est donc capable de créer des unités de 2 syllabes condensant une structure morphologique très complexe.

    Tu me rétorqueras que le Français possède les abréviations: ADN, EPR, JO, IRM, etc.

    Match nul?

    Non, car le chinois (moderne) triche: quand l’abréviation (venue de l’anglais) est plus courte que sa propre formulation, il se l’approprie!

Laisser un commentaire