(19 août, Delhi) Carte bleue perdue ou volée. Une heure durant j’erre dans Delhi, sans espoir et sans raison. Le vacarme est toujours là mais je n’y suis plus sensible; toujours on me propose des choses à vendre et je repousse avec une violence qui essaie – sans se faire trop d’illusions – de reporter sur d’autres ma négligence.

Joachim est parti tirer de l’argent. Je l’attends dans la rue du Grand bazar. C’est le bazar comme partout ailleurs. Hôtels, cafés, restaus, agences de voyages, cafés internet, vendeurs de rue: tout pour l’étranger qui veut voir l’Inde vraie. Traffic brownien de pousse-pousse et de piétons: haute température de la mélasse (quelle formule transforme des km/h en degrés?).

Au coin d’un carrefour, je fixe la circulation d’un regard sombre comme un expresso (mais trop sucré pour être sincère). C’est alors qu’un vieux Bhoutanais m’aborde et me parle d’amour universel. C’est-à-dire qu’il ne me demande pas tout de suite du fric.

« Bonjour! Vous êtes de Malaisie? de Singapour? »

Je secoue la tête pour lui signifier que non; il comprend donc que oui.

« Moi je viens du Bhoutan; vous connaissez? C’est un royaume très paisible, dans l’Himalaya; les gens y sont très heureux: riches ou pauvres, ils ne viennent jamais vous importuner pour de l’argent. Ils vivent simplement et sont heureux et souriants. C’est pas comme ici, où les gens sont énervés et stressés et vous demandent des sous tout le temps. J’habite près d’ici, dans cette rue; si vous voulez nous pourrons y prendre le thé tout à l’heure.

« Je suis professeur de bouddhisme (bouddhist teacher); enfin je l’étais, au Bhoutan. Là, je viens d’avoir 65 ans, et j’ai dû prendre ma retraite. Au Bhoutan, à l’université, après 64 ans, on doit prendre sa retraite. Et là, pas de pension; du coup je suis venu à Delhi chercher du travail.

« J’ai un fils et une fille, et un petit-fils, mais ils sont restés là-bas tous les trois, au Bhoutan. Vous êtes marié, vous? »

Je dis non, je suis trop jeune encore.

« Actuellement j’ai deux élèves à qui j’enseigne le bouddhisme; ils viennent du Bangladesh. Il est difficile de trouver des élèves, ici. Tous les matins je marche quatre kilomètres pour aller au travail. J’ai été voir beaucoup de professeurs, pour trouver d’autres élèves, mais c’est très difficile. Mais enfin je suis heureux. Les choses matérielles sont secondaires; le plus important c’est l’amour.

« Je vis avec 180 roupies par jour (3 euros). J’en dépense la moitié pour ma chambre. On est trois dedans. C’est très petit et assez sale. C’est dans la rue là-bas, à droite.

« J’ai essayé de trouver d’autres élèves mais c’est difficile. Les professeurs me donnent des numéros de téléphone, mais comment je les appelle, moi, sans téléphone? Un téléphone d’occasion, ça coûte minimum dans le 600 roupies, comment je peux payer ça, moi?

« Alors j’aimerais rentrer chez moi, au Bhoutan, voir ma famille, mon petit-fils. Là-bas les gens sont souriants, pas comme ici. Ils n’ont pas le confort matériel, mais ils sont heureux. Je pensais trouver du travail à Delhi, enseigner le bouddhisme, mais je n’ai pas assez d’élèves. C’est difficile de trouver des élèves. Je préfère rentrer chez moi maintenant. Il me faudra 1200 roupies pour rentrer dans mon village; 1000 pour atteindre la frontière bhoutanaise. Comment j’y arriverais avec ce que je gagne? Je n’ai que deux élèves, je dépense la moitié en logement, et chaque jour je marche quatre kilomètres pour aller au travail, mais je n’arrive pas à trouver d’autres élèves. »

On s’est déplacés de 50 mètres; Joachim n’est toujours pas revenu.

« Vous avez de quoi écrire? » Je lui tends un stylo et mon moleskine. « Je vais vous laisser mon email. » Il écrit son email ainsi qu’un message d’amour universel.

« L’important c’est l’amour. Je ne suis pas un homme matériel. Vous n’auriez pas un petit quelque chose pour m’aider? Un crayon? Un peu d’argent pour mon billet de retour? Je ne suis pas un homme matériel, le plus important c’est d’aimer. »

Il ne sait pas qu’en cet instant il est plus riche que moi, fût-ce sur le vil plan matériel: je n’ai plus ma carte bleue, je n’ai pas une roupie d’argent liquide. Si j’avais eu de l’argent je ne lui aurais sans doute pas donné plus; mais il faut avouer qu’à défaut de me convaincre le petit sketch de l’amour universel m’a remis d’aplomb!

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