Dans un de ses plus beaux poèmes,la Chanson de la tristesse (悲歌行), Li Bai, Prince des poètes chinois, reprend et détourne une ligne de Lao-tseu pour exprimer une tristesse délicate qui est de propos après la crise financière.

C’est ce même poème que Malher mit en musique comme chanson à boire dans son Lied der Erde (le Chant de la Terre).

Le Livre 9 du Lao-tseu nous apprend à chercher la modération, avant même les pubs sur l’alcool:

持而盈之,不如其已。
揣而锐之,不可常保。
金玉满堂,莫之能守。
富贵而骄,自遗其咎。
功遂身退,天之道。

Remplir un verre et poursuivre: mieux vaut s’arrêter.
Aiguiser une lame et continuer: elle ne peut tenir.
Or et jade plein les murs: impossible à protéger.
Richesse et arrogance: c’est appeler les malheurs sur soi-même.
S’arrêter le travail accompli: telle est la Voie du Ciel.

Li Bai reprend l’image de l’or et du jade, qui ne peuvent être gardés (même au fond des coffres de Lehman Brothers): l’infini relève du ciel et de la terre, pas de l’homme; nous vivons et nous mourons, voilà tout. Et, heureusement, nous buvons.

悲来乎,悲来乎。
天虽长,地虽久,金玉满堂应不守。
富贵百年能几何,死生一度人皆有。
孤猿坐啼坟上月,且须一尽杯中酒。

En voici trois traductions:

1. mot-à-mot

悲 – 来 – 乎 – 悲 – 来 – 乎
bēi lái hū bēi lái hū
Tristesse – venir – ah – tristesse – venir – ah.

天 – 虽 – 长 – 地 – 虽 – 久 (1)
tiān suī cháng dì suī jiǔ
Ciel – malgré – immense, terre – malgré – [durer] longtemps

金玉 – 满堂 – 应不守 (2)
jīnyù mǎntáng yìngbùshǒu
Or et jade – plein les murs – ne pas pouvoir protéger.

富贵 – 百年 – 能 – 几何
fùguì bǎinián néng jǐhé
Riche – cent ans – pouvoir – combien [d’hommes]

死生 – 一度 – 人 – 皆 – 有 (3)
sǐshēng yīdù rén jiē yǒu
Mort et naissance – une fois – hommes – tous – avoir

孤 – 猿 – 坐 – 啼 (4) – 坟上 – 月
gū yuán zuò tí fénshàng yuè
Seul – [grand] singe – assis – pleurer/crier – sur le[s] tombeau[x] – lune

且 – 须 – 一尽 – 杯中 – 酒
qiě xū yījìn bēizhōng jiǔ
Pour l’heure/cependant – devoir – dès que vide – [verser] dans le verre – vin

(1) 天长地久 signifie littéralement « ciel-grand-terre-longtemps » et figurativement le fait que le monde (ciel et terre) est immense temporellement comme spatialement. Ici, Li Bai insère un 虽 (« bien que », « quoique », « même si »): il oppose cette immensité du monde à la finitude de l’homme.

(2) 金玉满堂应不守 est une citation que j’ai mise en italique dans le court texte de Lao-tseu: un homme, si riche soit-il, n’est jamais à l’abri de la pauvreté; plutôt donc que chercher dans l’excès une sécurité illusoire, il vaut mieux cultiver la modération, une aurea mediocritas.

(3) Littéralement, tous nous avons une naissance et une mort.

(4) 啼 signifie à la fois pleurer et crier.

2. proche du texte

Malheur vient, malheur vient.
Ciel sans borne, terre sans fin, mais l’or et le jade ne se peuvent garder.
Cent ans de richesse: pour combien d’hommes? Naissance et mort: chacun y a droit.
Accroupi sur un tombeau, un singe pleure sous la lune; mon verre est vide, qu’on le remplisse!

3. plus loin du texte.

Tristesse, tristesse.
Ciel et terre sont sans limite; Crésus craint pour son trésor.
Qui a cent ans d’opulence? Chacun meurt et chacun naît.
Lune, tombes, un singe seul s’assoit et crie; je ne veux pas voir mon verre vide.

4. en bon français de la crise

C’est la dèche c’est la dèche
L’univers est infini
mais Wall street a vu trop grand
Les ultra-riches se la coulent douce
et nous on vit on meurt on paie les pots cassés
Rayon de lune sur les tombes: accroupi, seul, un singe crie
mon verre est vide: qu’on le remplisse!

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