Au terme d’un voyage assez sportif depuis Abidjan, je viens d’arriver à Sassandra. Le “meilleur hôtel de la ville” – location, location, location (l’emplacement, y’a que ça qui compte) chante le Lonely Planet comme un mantra – est un cube de béton blanc délabré.

Je prends ma chambre, on m’y mène, j’y lâche ma valise et mon sac, pas de clim, pas de moustiquaire, l’air est chaud et moite, je passe sur la terrasse.

Au pied de l’hôtel, le petit “port”, une longue plage en fait, bondée de barques de pêche; à gauche sur une autre colline, la ville s’étend vers l’intérieur des terres, en direction du Corridor. Si l’on suit la plage elle forme une baie, au bout de la baie une pointe, derrière la pointe une embouchure, celle de la rivière Sassandra, qui remonte loin dans les terres.

Tout au bout de la pointe, surveillant et l’embouchure et la baie du port, entourée de palmiers, tout en ruine, un reste de colonisation portugaise, la maison du gouverneur.

L’embouchure part vers le Nord-Ouest; la « maison du gouverneur » est sur la pointe de sable proche du A, près du détroit de l’embouchure.

Je me dis qu’il devait être peinard, le gouverneur, dans son petit palais d’entre les eaux, d’un côté le flux calme, fort, constant de la Sassandra et de l’autre la fougue inlassable des rouleaux qui déferlent, qui claquent au pied de la plage longue.

Il est 14h30. Cela fait presque neuf heures que j’ai quitté l’Hôtel Ivoire, la fierté de l’Afrique de l’Ouest. Mes vacances commencent.


En écrivant ceci, près d’un mois après mon voyage, ce Corridor qui s’efface et revient à l’état sauvage me fait repenser de Conrad et de Cœur des ténèbres, ce bref roman dont la seule pensée me fait tressaillir, ce récit de Marlowe sur sa remontée du fleuve Congo – ou peu importe son nom – métaphorique d’un voyage hors de la société, vers les ténèbres du pouvoir brut.

A mesure que la civilisation se fait plus lointaine, Marlowe plonge dans l’horreur infinie de l’absence de règles, de l’homme sans fard.

Et face à la nudité du pouvoir, Marlowe fait un choix existentiel: entre la Compagnie qui vend l’ivoire d’où qu’il vienne, et l’homme qui se fait divinité par soif d’ivoire, entre ces deux abominations, la première usant (de) la seconde, il choisit la première, celle à qui il reste un peu d’humanité, un peu de sentiment; non pas celle qui exploite froidement les hommes comme des outils, sans se mouiller, mais celle qui les exploite en s’exploitant elle-même, en donnant de sa personne, en s’asservissant autant qu’elle asservit. Et je me souviens de cette dernière scène, qui laisse sans voix, où Marlowe prend la défense de l’homme sacrilège, et qui je pense explique un peu de son choix: le pouvoir qu’incarne la Compagnie est mécanique, tandis que celui qu’incarne cet homme, au bout de son horreur, conserve quelque chose d’humain.

Saint-John Perse voit le fond de l’homme “entre bitume et givre”; Conrad le voit noir et sans rémission, masqué seulement par le vernis de la civilisation. Mais entre ce fond noir et la machine d’une Organisation, il choisit le fond noir parce qu’il peut être sauvé.

Rien de tel, bien évidemment, à Sassandra; mais j’ai bien remonté un fleuve métaphorique, ce Corridor longeant la côte, et je me suis suffisamment éloigné de la grande ville d’Abidjan pour me retrouver seul touriste dans ce très bel endroit. Je ne cherche certes pas à contempler l’horreur du fond de l’homme qui peut être sauvé, mais, comme à l’accoutumée, je cherche à voyager, j’aimerais rencontrer ceux qui ne se sont pas costumés pour l’Occident et ses devises.

Et c’est bien ce que je trouve ici. Ce n’est pas très confortable, sans être une peine pour autant, et j’apprécie le cadre magnifique, dans la mesure où il n’y a rien à faire et que je ne compte rien faire. Je ne prends même pas un taxi pour aller me baigner ou bronzouiller (on ne se baigne pas dans le port, car l’embouchure du fleuve crée un courant trop fort). Je reste donc deux jours à Sassandra, sans endroit pour me reposer ni pour me fatiguer.

Je me balade le long de la plage et de l’embouchure, je lis, je bavarde.


Je n’ai pas beaucoup voyagé en Afrique (au Mali seulement), mais force est de reconnaître que je n’ai jamais été aussi bien accueilli que par les Ivoiriens. On m’interpelle (« eh, le Blanc! »), et la conversation se lance.

Je me rends compte qu’il aurait fallu, comme je l’ai fait ailleurs, prendre des notes de ces échanges, car un mois plus tard seules des bribes me reviennent, outre l’impression immédiatement très chaleureuse.

Alors que je regarde des pêcheurs nouer des filets sur leurs barques de couleur, une femme m’aborde, épouse d’un demi-Français, tous ses amis sont partis au début de la guerre. Elle m’avertit contre les pêcheurs: ce sont des Ghanéens, et ils n’ont pas la même langue que les Ivoiriens, et pas les même mœurs.


Je traverse le grand marché.

Au pied du phare, à l’opposé de la maison du gouverneur, une demi-douzaine d’hommes chargent des pelletées de sable dans la remorque d’un camion, d’un grand geste de sueur. Je suis immobile et le soleil me brûle la peau.

Un Ivoirien qui fait une pause m’explique la vie: la pêche c’est l’affaire des Ghanées, les Ivoiriens, eux, font les travaux des terres. La remorque n’est qu’à moitié pleine de sable, la peau du cou me brûle, l’Ivoirien se plaint un peu en rigolant.


Je commence à avoir la dalle, il est 3 heures et depuis 7 heures du matin je n’ai rien avalé. Je trouve un « maquis » ouvert, je commande un poulet braisé et de l’alloco. A la table à côté, deux policiers m’expliquent que le coin est très sûr, que je peux même me balader le soir, après la nuit tombée. Le maquis est en dur, couleur vert guimauve, ouvert sur la rue de terre.

Le soir je vais vers la pointe, vers la maison du gouverneur. Les rouleaux se brisent violemment sur la grève pentue. Au loin l’embouchure du fleuve.


Près de l’éminence apicale sur laquelle elle est sise s’étale un terrain de foot à la terre très rouge. Je regarde le match tandis que la nuit tombe.


Le lendemain je m’aventure du côté de l’embouchure. Deux flopées de gamins ma racontent leur vie. Ils ne demandent pas de sous. Au bout de 20 minutes, je fais mon vieux et je m’assois à l’ombre, en contrebas du chemin côtier, sur un promontoire rocheux à fleur de fleuve au bout duquel des hommes lavent leur linge. De mon promontoire je vois une maison solitaire, en amont, qui regarde la ville de haut, la « maison blanche » me disent les gamins. Mais une vieille dame, battant le manioc, s’interrompt et me garde contre les serpents.

Vers l’heure du déjeuner, je vois les foules qui convergent vers la place du village.

Je suis les femmes qui se tiennent droites. C’est une élection, celle du représentant local des Ghanéens. Tous convergent vers l’isoloir.

Le soir ils font la fête et courent à travers la ville, dans la nuit, en brandissant des pancartes. Ici chaque ethnie gère ses hommes.


A l’heure du goûter, un groupe de jeunes me hêle, assis à l’ombre au coin d’une baraque.

Ils me font la galerie de personnages. La petite gamine m’appelle « Mortane », et les grands m’expliquent qu’elle m’a pris pour le Mauritanien qui tient l’épicerie devant laquelle on est. Faut croire qu’ici j’ai la peau aspirine.

Il y a l’économiste, qui étudie à Bamako, le seul qui porte des lunettes, et qui me pose des questions sur l’Etre et l’essence de Gilson que j’ai à la main.

Il y a un de ses potes, chez qui il loge, et qui lui prête sa femme mais pas trop.

Il y a la star locale, à ma droite, « Fénou » qu’il l’appellent, le Phénomène, qui a joué dans l’équipe de foot de Rheims et qui est rentré au pays.

Le soleil tape, ils attendent quelqu’un pour aller à la plage, la voiture est déjà là, moteur ronflant.

Laisser un commentaire