De retour au village Miao, une fête commence : ils passent le Nouvel An, me dit mon guide. Sans blague ! Je m’approche de la place du village, c’est-à-dire du terrain de basket de l’école. Trois hommes soufflent dans des lusheng, au son desquelles danse un groupe de jeunes femmes en costume. Une belle assistance regarde cela tout en causant.
Spectacle touchant et triste à la fois. Les femmes répètent des pas simples de danse avec une jeune maladresse, leurs cheveux haut tirés sous leurs coiffes brillantes. Image d’extrême blancheur, d’aube à la vie sociale, d’angoisse aussi face à l’Inconnu, elles se suivent en ronde, leurs pas rythmés par l’envoûtement lancinant du lusheng. Un, deux, trois, pointe, un deux, trois, pointe, un, deux trois, pointe…

Son : miroir de lui-même ; souffle circulaire ; cycle du Tchi. Sur un même accord ou presque, les tuyaux du lusheng, clairs comme une gerbe, vibrent selon un motif d’ostinato, à la frontière du rythme et de la mélodie. Le trio des musiciens lui aussi tourne en rond, il entoure la ronde des danseuses.

On demande à Confucius : pourquoi fait-on de la musique. Le maître répond : parce que la musique (乐) c’est le bonheur (乐). C’est-à-dire : la musique est inscription dans l’ordre du monde, effectuation du juste milieu que représente l’harmonie, la mesure. Les pas, rituels, imparfaits des jeunes danseuses, la litanie, musique, des lusheng, la réunion de tous sur la place, fédère le groupe au moment où la nature fait son printemps.

Je fixe plus précisément le costume porté. Au dos de leur robe en tissu industriel aux couleurs vives, pendent cinq bandes de clochettes claires, par lots de six en trois rangées. Elles carillonnent à chaque pas. Le cou est ceint, non d’une parure d’argent, mais d’un large pendant de plastique brillant, dont le cercle large fait contrepoids à la robe tombante. Dans leurs cheveux noirs relevés sur le haut du crâne, un diadème est planté ; il se prolonge en deux pics radiaux terminés par des boules de couleur.

Dans leur geste machinal, docilité qui parfois s’ennuie, je suis triste de comparer ces paillettes de folies bergères aux tissus qu’elles ont remplacés ; la facilité du plastique a éclipsé – anéanti ?- la richesse de sens. Que reste-t-il de la culture Miao si les costumes de fête viennent du supermarché ? Jusqu’où ces jeunes filles y croient-elles ? Où le sens s’est-il réfugié ?

La ronde des femmes s’est étoffée, des petites filles en joli costumes rieur et aux pommettes roses se sont jointes à la danse. Leurs cheveux disparaissent entièrement sous un chapeau-tambourin qui leur donne un air facétieux. Trois petits garçons, eux, courent comme des diables parmi les danseuses et jouent à chat en poussant des cris de joie. Je demande à mon guide s’il peut m’expliquer deux-trois trucs, mais non, il me dit qu’il n’y connaît que pouic et se remet à tapoter sur son portable.

D’un côté de l’assistance, les mères et les grand-mères, cheveux ramenés sur la tête et tenus d’un peigne en plastique de couleur, regardent danser leurs filles. Celles-ci sortent parfois du cercle pour demander qu’on leur réarrange la lourde parure plantée dans leurs cheveux.

Les hommes se tiennent en retrait et rient entre eux. Je les questionne un peu. On m’explique (avec force sourires !) que seules les femmes dansent, tandis que les hommes jouent du lusheng. Dès que leur chevelure est assez forte pour porter cette parure en rayon de soleil, elles peuvent rejoindre la ronde de la danse, qui dure tout le Nouvel An ; mariées, elles dansent encore, mais lorsqu’elles deviennent mères… « cela ne les intéresse plus » !

Les joueurs de lusheng tournent, ce ne sont pas toujours les mêmes ; visiblement, les trois là en ont marre, et ils insistent fortement pour se faire remplacer. Certaines danseuses ont plus d’aisance maintenant, certaines balancent le corps, les yeux baissés timidement ou point focal dans le lointain. C’est chaque jour comme ça, les deux semaines du Nouvel An.

Mes oreilles résonnent du rythme envoûtant du lusheng, quand je fais signe à l’expert ès portables qu’on y va. Non il ne connaît pas de chemin pour rentrer en coupant par la vallée. En fait, ça descend et ça monte, donc ça doit être fatiguant. Non, il ne parle pas un mot de Miao non plus. On croise un groupe de filles, elles gloussent et il sourit, le cheveu ébouriffé.

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