Yes, I speak Chinese English

Avec Sarah Palin j’entretiens au moins un point commun : ma fidelité à certains principes, qui est digne d’un terre-neuve croisé avec un saint-bernard, même si elle s’applique exclusivement aux guides de voyage. Ceux pour qui la vertu n’est qu’un manque d’occasion ne savent pas ce qu’ils ratent.
Quand ma bible bibendumesque chante la beauté d’une vallée perdue, je m’y jette à corps perdu. Quoique le guide ne donne que deux syllabes d’indication spatiale – « Yangmen » – sans les caractères correspondants, et que nul ne sache me dire quel bus prendre pour m’y rendre, n’écoutant que ma frenchitude je déduis de tout cela que si je parviens à ce lieu inatteignable, je serai bien le premier touriste à y poser le pied.
La roue du destin met devant les roues du car une fille qui parle Anglais, et mieux que les vaches chinoises. Je lui dis vouloir rejoindre Yangmen, dans la vallée de la Duliu (都柳, prononcer « Dou-liou ») ; longs pourparlers, des chauffeurs de bus aux passagers, pour qu’enfin on lui confirme que, oui, ledit bus passe à Yangmen.
Avant le départ du bus elle me tient lieu de cicérone dans les rues de Rongjiang, à la recherche du repas perdu. Elle parle un Anglais qui passe parce qu’elle est en… Business English, à l’université du coin. Mouais.
Rongjiang, sans grand intérêt. Beaucoup de poussière dans l’air, beaucoup d’animation près de la gare. Les gargotes se tiennent la main entre deux épiceries. Mais Sylvia (quels prénoms on leur choisit ! Nos noms chinois leur font-il le même effet ?), Sylvia me fait goûter la spécialité de la ville, d’où vient son père.
Nous dégotons ces juanfen (卷分, prononcer « tsiuan-fen ») dans une petite ruelle de marché ; j’ai droit aux derniers. C’est une sorte de grands raviolis oblongs fourrés aux légumes : de la verdure coupichée est enroulée dans une feuille de pâte. La vendeuse s’en saisit, les taille en trois coups de ciseaux, ajoute sel, sauce soja, bouquet garni, épices et me les sert. Je mange assis sur une petite chaise de bois, sous laquelle un brasero diffuse une chaleur agréable.
J’embarque dans le bus aux côtés de ma nouvelle guide. Deux heures durant, la route suit une rivière qui coule dans une vallée encaissée. Entre deux cahots, Sylvia esquive une remarque de sa harbinaise de mère, me dit qu’elle n’a de Miao que l’origine (d’où vient son extrémité ?), qu’elle est fan de films américains pour ados (« high-school » dans le texte) et, quand même, que les Français sont romantiques mais qu’elle ne sait pas bien pourquoi.
Après trois ou quatre fausses-alertes (je crains de n’être oublié !), le chauffeur me fait signe de descendre et me largue sur le bord de la piste, devant quelques baraques paumées le long du fleuve. C’est Yangmen.

Tintin au pays des Mei-yeou

Yangmen, quatre heures. Truman Capote est bien vivant. En tous cas l’atmosphère est digne de lui.

Silence pesant. La piste est prisonnière au fond d’une vallée, encaissée le long de la rivière sèche. Quelques bâtisses en bois, rafistolées, les volets clos, sont grappées en bordure de piste. La poussière est figée par le froid.
Près d’un chemin carrossable qui monte à flanc de colline, assez large pour une camionnette, un groupe d’hommes attend, groupés autour d’une moto, les mains dans les poches. Une tête qui sort d’une embrasure me lance un sourire large dans l’obscurité de l’intérieur, ou fronce les sourcils et détourne les yeux, puis disparaît. Une camionnette passe dans un tourbillon de poussière. Retour du silence.

 

Je me dirige vers le petit groupe d’hommes. Peut-on se loger par ici ? Ils hésitent. Conciliabules. Je cherche à dormir par ici, là où c’est beau. Pas de logement me répondent-ils. « Mei-yeou tchou-sou » (没有住宿). Il-n’y-a-pas de-logement. Retenez ça. Je ne connais personne, personne ne m’accueillera.
Ils ne voient pas ce que je viens faire ici.  « Parce que c’est beau, une vallée toute plissée de rizières » ne rencontre pas plus d’écho qu’un scanner après l’accouchement. Ils me conseillent de dormir au village suivant, qui est à dix kuai de moto en suivant la piste, et qui lui a du tchou-sou.
J’insiste, j’apprends que la piste montant sur la colline va vers un village proche. Ils ajoutent qu’en haut non plus ils n’auront rien pour m’accueillir. Alors j’emprunte le chemin raide.
Les quelques habitant croisés dans la montée, femmes ou enfants, sont unanimes. Mei-yeou tchou-sou. Je me dis que c’est merveilleux, d’être tombé sur le seul village au monde où nul n’a de quoi dormir, et je poursuis gaiement.
Effectivement, le chemin débouche sur un village, penché sur la pente. Je questionne de porte en porte les villageois, avec l’enthousiasme du voyageur de commerce et ses encyclopédies, et la vigueur inépuisable de Séraphin Lampion. Personne ne veut de mes assurances. D’un villageois l’autre, deux cases sont cochées : A. ne parle pas le Chinois ou B. Mei-yeou tchu-sou.
Tel le PIB mondial au lendemain de la guerre du Golfe, j’accuse un fléchissement de motivation, quand j’aperçois une maison de belle taille où semble se tenir une assemblée de villageois. Je m’approche du groupe en palabres. Avant même que je n’ouvre la bouche, un homme d’âge moyen s’avance vers moi et me demande ce que je fous là. Et il enchaîne et répète que dans ce village aucune, mais aucune maison, n’a de gîte et couvert à m’offrir !
Masochiste, je finis ma ronde. Un poli ni-hao déclenche l’ire torrentielle d’une vieille paysanne – c’est du dialecte mais ça se comprend. Touché par tant d’hospitalité, je m’avoue enfin vaincu et quitte ces lieux délicieux.

Me voilà tintin au pays des Mei-yeou.

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