La Chine a donné trois grandes choses au monde : la poésie, la porcelaine et les nouilles.

Une porcelaine, on l’apprécie à l’oeil en la faisant briller, au doigt en caressant ses motifs, au son en la laissant tomber. Les nouilles sont l’ami le plus fidèle de l’étudiant fauché. Mais les poèmes? Comment rendre en Français les mots d’un poète Jaune? Si la langue chinoise était claire en soi, cela se saurait, mais comment rendre en Français la beauté des ambiguïtés?

En Chinois plus qu’ailleurs, les traductions sont comme les femmes: celles qui sont belles sont infidèles, celles qui sont fidèles… sont d’une bonne famille. Pourtant, je vous propose de traduire ensemble un poème de Wang Bo, qui fut fonctionnaire au VIIe siècle de notre ère et poète à ses heures.
Source: wikipedia

Voici la bête, en huit fois cinq caractères :

杜少府之任蜀州
dù shăo fǔ zhī rèn shǔ zhōu

城阙辅三秦
chéng què fǔ sān qín
风烟望五津
fēng yān wàng wǔ jīn
与君离别意
yǔ jūn lí bíe yì
同是宦游人
tóng shì huàn yóu rén

海内存知己
hǎi nèi cún zhī jǐ
天涯若比邻
tiān yá ruò bì lín
无为在歧路
wú wéi zài qí lù
儿女共沾襟
ér nǚ gòng zhān jīn

Disons-le de but en blanc: le poète a supprimé tout mot non nécessaire. Seuls restent ceux qui contribuent à l’atmosphère ou au rythme du poème. Chaque caractère porte son sens; pas de grammaire ; ni pluriel ni singulier ; chaque mot peut être verbe, nom ou adjectif selon les cas. Même le mot-à-mot est difficile, car chaque expression est porteuse d’allusions… On va pas se laisser abattre !

杜少府之任蜀州
Dou – sous – préfet – nommé (en deux caractères) – Chou – Etat

Wang Bo écrit un poème en l’honneur de son ami le sous-préfet Dou, qui est affecté dans l’Etat de Chou. L’Etat de Chou désigne l’actuel Sichuan.

城阙辅三秦
ville – tours de garde de chaque côté des portes – protéger, garder, soutenir – trois – Qin

La ville en question est Xi’an, capitale du royaume de Tch’in (l’actuel Shaanxi). Lorsqu’elle fut conquise par Xiàng Yǔ (项羽, celui-ci sépara ses environs en trois provinces, et mis à la tête de chacune un des généraux qui s’étaient rendus – d’où les Trois (Etats de) Tch’in

风烟望五津
vent – brume – voir au loin – cinq – gué
Les cinq gués désignent cinq passages du fleuve, et par extension la province du Sichuan.

与君离别意
de – vous (respectueux) – se séparer (en deux caractères) – sentiment

同是宦游人
pareil – être – fonctionnaire – itinérant – homme

海内存知己
mer – à l’intérieur – posséder – [connaître – soi-même]

A l’intérieur des mers: la terre est bordée par les Quatre mers, l’expression veut donc dire « sur la terre ». 知己 [connaître – soi-même]: désigne un ami intime/fidèle/vrai, qui vous connaît tel qu’en vous-même.

天涯若比邻
ciel – extrémités – comme si – comme si – voisin/proche
Les extrémités du Ciel: nous, nous parlons des quatre coins du monde…

无为在歧路
ne pas – agir – à – croisée/lieu de séparation – chemin/route
Wuwei désigne aussi le non-agir; dans la même idée, l’expression signifie: pas besoin de…, se retenir de…, se garder de…

儿女共沾襟
jeune homme – jeune fille – ensemble – mouiller – mouchoir

Jeune homme, jeune fille: avec son habituelle concision, le Chinois aime associer deux termes pour en retenir l’idée commune; l’expression désigne donc les jeunes gens. Les djeûns quoi.

D’où la plus fidèle des traductions:

Au sous-préfet Dou nommé dans l’Etat de Chou

Ville – tours de garde –  protéger – les Trois (Etats de) Tch’in
Vent – brume – voir au loin – les Cinq Gués
De vous – se séparer – sentiment
Pareil – être – fonctionnaire – itinérant

A l’intérieur des mers – posséder – [quelqu’un qui] connaît soi-même
[Alors] Les deux extrémités du Ciel – comme si – voisin
Ne pas agir – à la croisée des chemins
Jeune homme – jeune fille – ensemble – mouiller – mouchoir

Je vous propose ensuite deux traductions plus libres.

Traduction 1 (collaborative…):
Au sous-préfet Dou nommé dans l’Etat de Chou

Les tours de la Cité gardent les Trois Royaumes,
Il vente, et les Cinq Gués sont noyés dans la brume.
Nous nous quittons ; que dire ?
Nous voyageons tous deux où l’Etat nous appelle.

Pour celui qui, sur terre, a un ami fidèle,
Le bout du monde est la porte à côté.
Gardons-nous, arrivés à la croisée des chemins,
De nous émouvoir comme de jeunes gens.

Traduction 2:
Pour Dou nommé en pays Chou

Voûtes de crainte
La brume est à des lieues
Tu pars. Que dire?
Nous sommes gens de passage.

Nuit de l’homme
Et tu l’éclaires de loin
Pas d’adieux
– on peut être cons quand on est vieux

Cet article a 2 commentaires

  1. Sam

    Salut Aurelien
    bon anniversaire avec un petit mois de retard (en Inde le temps c’est pas de l’argent).
    attention, t’as l’air de virer lentement et surement ta cutille vers les psaumes et melopees de l’empire du milieu n’oublie pas trop vite les sonates et partitas.
    en tout cas, un blog qu’on etait curieux de lire sortis de la censurette pekinoise et qu’on trouve a l’image de la face cachee de son auteur: de la poesie. beaucoup de poesie. des paysages, de la musique et des conneries.
    surtout continue
    et ne t’arretes pas
    Samuel
    Claire te fait une bise

  2. Anonymous

    Just want to say what a great blog you got here!
    I’ve been around for quite a lot of time, but finally decided to show my appreciation of your work!

    Thumbs up, and keep it going!

    Cheers
    Christian, iwspo.net

Laisser un commentaire