Héraclite, comme chacun sait, ne se baignait jamais deux fois dans le même fleuve, et ne couchait jamais deux fois avec la même femme. Il disait aussi que « tout s’écoule », un mot visionnaire pour notre époque où tout c’est cool. Mais chez lui tout n’est pas aussi clair.

« Ils m’ont appelé l’Obscur et j’habitais l’éclat », dans les mots de Saint-John Perse: d’Héraclite il reste une centaine de Fragments, répétés, transmis, absorbés, déformés – certains ne consistent qu’en un unique mot.

Si vous ouvrez l’édition de référence, les Fragments dans le commentaire de Marcel Conche, vous trouvez: quelques lignes pour le fragment, puis quelques pages sur l’authenticité des mots en eux-mêmes, puis une longue explic(it)ation de ce qu’Héraclite a bien pu vouloir dire. Aristote (soi-même!) se plaignait qu’Héraclite ne ponctuât pas ses phrases et cultivât l’obscurité.

Il faut dire qu’Héraclite d’Ephèse est bien caché (« pour vivre heureux… »):

« L’harmonie invisible est meilleure que l’harmonie visible. »

Songez aux sectes pythagoriciennes, qui elles aussi cultivaient leur mystère. Pythagore comme Héraclite sont d’une époque où ce qui a de la valeur est caché. Pythagore – une cible d’Héraclite.

Il y a aussi, toujours dérangeante, cette capacité d’Héraclite à remettre en question les dogmes établis, à renverser les évidences: il agit à la manière des « penseurs » zen ou chan qui, d’un mot, d’un geste détruisent ce qu’on a toujours tenu pour évident. Même goût du paradoxe et de la contradiction apparente:

« L’arc (biós) se dit vie (bíos) et pourtant il apporte la mort. »
« Le temps est un enfant jouant aux dames. »
« Le chemin qui monte et celui qui descend sont un et le même. »
« Je me suis cherché moi-même. »

Mais la pensée grecque n’a pas choisi le chemin d’Héraclite; la pensée classique européenne non plus, qui a vénéré les parménidiens (comme Platon) – autre cible d’Héraclite. La Grèce comme l’Europe ont cherché dans les choses le permanent, l’immortel, l’éternel – et Héraclite dit que cela n’est qu’illusion.

Il est resté enfoui peu ou prou jusqu’au XIXè siècle: les phénoménologistes, comme Hegel et Heidegger, et Nietzsche, qui questionne le langage, sortent l’Obscur de son ornière et font parler son éclat.

Les Fragments, dépouillés de leur commentaire, tiennent sur une vingtaine de page folio. On peut les trimballer, les compulser à l’éatoire – ils n’ont pas d’ordre évidemment. Ils n’ont pas d’ordre mais des idées les parcourent: de grands thèmes qui parlent du monde, du discours, de l’homme.

Il faut lire les Fragments soi-même. Et le but de ce qui suit – dix idées qui me semblent être à la base de la pensée d’Héraclite – est de donner un kit d’autodéfense pour aborder la bête.

1. Base. Il y a le monde (cosmos) et le discours (logos). Le discours parle du monde (qui inclut l’homme).

2. Vérité. La vérité est du domaine du discours (pas du domaine du monde). Il n’y a pas de vérité objective (sur les objets): les objets appartiennent au monde (qui, comme nous le verrons, est changeant et multiforme). En revanche, le discours est capable d’énoncer des vérités sur le monde. Ces vérités ne s’appliquent pas aux objets particuliers, mais au monde dans son ensemble.

Héraclite diffère profondément des parménidiens (comme Platon) sur ce point. Pour Platon, cela fait sens de parler des objets particuliers: je pense à l’oeuvre de Kosuth qui représente la chaise, la peinture de la chaise et l’idée de la chaise. L’idée est supérieure à la représentation, elle-même supérieure à l’objet particulier; mais les trois ont un degré de vérité.

Kosuth, One and Three Chairs, 1965 (Musée Pompidou)

Rien de tel chez Héraclite. La chaise est-elle basse, solide, en bois? Le bas n’existe que par opposition au haut, le solide par opposition au mou, le bois par opposition au métal. Aucun n’est plus vrai que l’autre. On peut dire des vérités sur le monde dans son ensemble (énoncer des lois à son sujet) mais pas sur des objets particuliers.

(Une précision: les croyances fausses ont une réalité: en effet, elles provoquent des conséquences tangibles. Mais le faux n’a pas de réalité.)

3. Ce que le discours dit du monde.

3.1. Le monde est un et le même pour tous.

3.2. Le monde est en perpétuel changement. Les vérités que le discours énoncent sont éternelles, mais le monde ne cesse de changer. Il est parcouru d’événements: « Panta rei », tout coule. Rien de concret n’est immuable, immortel, éternel. La nuit se change en jour et le jour en nuit. Le soleil « est nouveau chaque jour ». L’homme naît, croît, décroît, décède et n’est plus.

« Nous nous baignons et nous ne nous baignons pas dans les mêmes fleuves. »

Il n’y a pas d’être fixe: seulement des êtres en devenir selon des proportions réglées.

3.3. Unité des contraires. Contrairement au discours, qui obéit à la vérité (une phrase est vraie ou fausse), le monde est régi par l’unité des contraires. Le jour ne peut pas durer infiniment, la nuit doit finir. La musique, l’artisanat jouent sur les contraire: le bas, le haut, le long, le court…

Les contraires, qui plus est, forment des couples indissociables: rien n’existe sans son contraire. Il n’y a pas de jour sans nuit, pas de blanc sans noir. Dionysos et Hadès ne font qu’un. La vérité est jour-nuit, blanc-noir.

« Sans étoiles [et sans soleil], pas de nuit. »
« Pas de mortels sans dieux, pas de dieux sans mortels. »

Enfin, ces contraires s’équilibrent naturellement. Le froid tempère le chaud, le chaud réveille le froid. Cet équilibre se fait via le conflit:

« Le conflit (polemos) est le père de toute chose. »

3.4. Loi des éléments naturels: conservation du feu. Le feu-foudre (feu ouranique) est à la base de toutes choses. Il peut se convertir en d’autres éléments, selon une chaîne dans laquelle la « valeur-feu » se conserve:

feu ouranique <–> feu atmosphérique <–> mer <–> terre
âme <–> mer <–> terre

Le feu est principe et moteur du monde. Survenant, il « jugera et dévorera toutes choses ».

4. Ce que le discours dit de l’homme.

4.1. Homme. L’homme fait partie du monde; il est soumis à ses lois et ne peut y échapper.

La loi des contraire s’applique à lui: l’homme est régi par l’unité des contraires. Il n’y a pas de bonheur sans malheur. Il n’y a pas de paix sans guerre. Il n’y a pas de justice sans injustice.

Dans tous ces couples, un côté est meilleur que l’autre; mais l’un ne peut exister sans autre. Celui qui rêve d’un monde sans malheur, sans guerre, sans injustice, se berce d’illusions.

4.2. Rationalité: notre destin entre nos mains. Les Grecs craignent les dieux terribles, qui nous tiennent comme des marionnettes. Dans leur esprit, un daimon (une sorte d’ange gardien) veille sur chacun de nous. Héraclite, lui, ne craint pas les dieux.

« Le daimon d’un homme est son caractère ».

Ce ne sont pas les dieux qui décident de notre destinée, c’est nous qui la forgeons nous-mêmes. Nous sommes, nous et non les dieux, la mesure de nous-mêmes:

« Je me suis cherché moi-même. »

4.3. L’homme peut être initié. L’homme du commun se berce d’illusions sur le monde: il croit qu’on peut avoir le bonheur sans malheur par exemple. Il utilise la loi des contraires dans son travail: le forgeron oppose le dur et le mou; mais il n’est pas conscient de la vérité universelle de cette loi.

« L’âne choisirait la paille plutôt que l’or ».
« Les porcs sont plus contents dans la boue que dans l’eau pure ».

Pour accéder à la vérité, il faut d’abord écouter:

« Ne sachant pas écouter, ils ne savent pas parler. »

Celui qui a été initié sait le discours vrai: celui d’Héraclite, qui dit que le monde est un et le même pour tous, qui dit que tout est changement, qui dit que le feu est à la base de tout, qui dit l’unité des contraires, qui dit que les dieux sont peu de chose.

L’initié est à l’homme du commun (oi polloi) ce que homme éveillé est au dormeur:

« Le plus savant des hommes, comparé à un dieu: un singe pour la science. »
Tel Pythagore, les hommes « apprennent, mais ne savent pas ».

Héraclite n’a aucune estime pour la quantité: il s’adresse au petit nombre des meilleurs, des initiés:

« Un en vaut mille, s’il est le meilleur ».

Les initiés ne mènent pas forcément des vies retirées du monde: s’ils cèdent à leur thumos, à leur colère, ils peuvent faire partie de l’élite sociale, les aristoi. Achille est un bel exemple: il échange une vie ridée mais sans rides contre une vie brève et glorieuse (équilibre des contraires: Achille fait un choix conscient).

Et si l’initié consacre son âme à la compréhension du monde par le discours, il devient philosophe.

4.4. Démesure. Les contraires qui régissent le monde s’équilibrent d’eux-même, mais pas l’homme: il porte en lui la démesure. L’homme peut faire pencher la balance des éléments; alors surviennent les catastrophes.

C’est pour cela qu’il faut des lois: pour ordonner l’homme comme le monde l’est.

Pour conclure…

Je finis sur l’un des plus beaux fragments, qui rassemble tous les grands thèmes auxquels touche Héraclite: origine du monde, unité du monde, rationalité, éternité, mesure et le feu comme moteur de tout cela (je traduis sans ponctuation pour préserver l’ambiguïté du texte original):

κόσμον τόνδε τὸν αὐτὸν ἁπάντων οὔτε τις θεῶν οὔτε ἀνθρώπων ἐποίησεν ἀλλ᾽ ἦν ἀεὶ καὶ ἔστιν καὶ ἔσται πῦρ ἀείζωον ἁπτόμενον μέτρα καὶ ἀπο­σϐεννύμενον μέτρα.

« Ce monde le même pour tous aucun des dieux aucun des hommes ne l’a créé mais il a toujours été et il est et il sera feu toujours vivant s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure. »

Héraclite peint par Raphaël (source: Wikipedia)

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