Deux heures du matin, le soleil s’est couché il y a huit heures, mon réveil sonne, j’émerge, je me lève, je passe un peu d’eau froide sur mes yeux aux cils collés, je descends le grand escalier et je sors dans la cour intérieure du monastère.

A cette heure où tout dort, les hauts murs de pierre et le clocher peint d’un rouge vif sont baignés de la clarté de la lune, légère et surprise comme une esquisse au crayon. Je frissonne de l’air glacial et je me presse vers l’église. Le silence semble avaler l’écho de mes pas. Je croise des ombres aussi, qui vont à l’office ou qui en viennent, et glissent hors d’atteinte, et quand la porte de l’église est ouverte on entend le chant des moines.

Je suis arrivé là la veille, en début d’après-midi. Je suis descendu du ferry à Daphni, je suis monté dans un minibus pour Karyès, la capitale administrative, au centre de la péninsule, qui sert de “hub”. J’ai ensuite manqué le minibus pour la Magna Lavra, où je voulais passer la nuit, car personne ici ne parle anglais. Puis, en attendant, j’ai baragouiné du grec et de l’anglais avec un pèlerin, et je l’ai suivi dans un minibus. Je suis descendu, une demi-heure plus tard, dans le cadre grandiose du monastère d’Iviron: une forteresse bariolée dans son écrin de montagnes, entouré de quelques champs de blé, face à la mer immense.

Quand je me suis retrouvé dans la cour du monastère, l’office venait de finir. Les moines aspergeaient d’eau bénite les pèlerins, qui passaient en file indienne dans une grande phiale (un kiosque de pierre qui abrite un bénitier). Le temps de poser mon sac au dortoir la cour s’était vidée. Un moine m’a fait signe et je l’ai suivi dans le réfectoire.

Deux cent personnes mangeaient en silence, tandis qu’un moine lisait les Ecritures. Mon moine m’a indiqué où m’asseoir. J’ai pris place sur le banc. Chacun avait un peu de soupe, du pain, en dessert une sorte de pavé sucré très friable, et de l’eau. A la fin de la lecture, tout le monde s’est levé et a suivi les supérieurs dans la cour.

Au dortoir, un moine a réparti les pèlerins par chambre de quatre ou cinq. Quand je suis redescendu, un des Grecs avec qui je partageais la chambre m’a fait signe, et je l’ai suivi dans une petite cuisine, où des pèlerins s’étaient rassemblés pour bavarder. Deux têtes de plus que moi, large comme une armoire à glace, trente-cinq ans, cheveux noirs et courts, une barbe d’une semaine, un colosse à la voix basse. Sur un réchaud à gaz, dans une petite bouilloire en étain, il a fait chauffer du café. Il a pris quelques loukoums, roses et gélatineux et les a mis sur une assiette avec du sucre. Sur un coin de table, nous avons bavardé avec quelques mots grecs et des signes, en mâchonnant des loukoums barbouillés de sucre et sirotant le café lourd. Quand seul le marc épais en est resté, nous sommes sortis.

Puis nous avons croisé le Grec que j’avais suivi à la station de minibus, et qui est venu souvent dans ce monastère. Je suis parti avec eux, pour un tour sur les hauteurs. Arrivés à une source qui donne longue vie, ils en ont rempli deux petites fioles. En redescendant, nous nous sommes arrêtés à une petite maison où vivaient quelques moines. Ils ont ouvert la chapelle et nous sommes repartis avec un peu d’encens. Nous sommes rentrés entre chien et loup. Seul, j’ai longé le rivage dans un silence d’une densité incroyable et paisible.

Je suis rentré et j’ai un peu lu, des extraits de grands classiques de l’antiquité grecque, un livre donné à un concours de grec où je n’avais rien gagné: Hésiode, Homère, Sophocle, Aristophane… On m’a appris que la vie monastique suit “l’heure byzantine”: minuit est fixé à l’heure du coucher du soleil, et les heures des offices varient donc selon la saison. Un moine français m’a plus tard expliqué que l’office du matin porte ainsi de l’ombre à la lumière, car le soleil se lève pendant qu’il a lieu. Demain c’est la Théophanie, l’équivalent orthodoxe de l’Epiphanie, et on aura le bonheur d’une cérémonie particulière.

Je me suis couché tôt, vers huit heures, mais épuisé.

Levé sous les étoiles immobiles, donc, au milieu de la nuit, je traverse la cour, passe près de la phiale, pousse la porte de l’église et la referme derrière moi.

Le temps change de nature. Du “silence éternel des espace infinis”, j’entre dans un vase clos, dans une obscurité où tremblent les bougies, dans un silence sur lequel les moines chantent, dans une immobilité rompue par le passage furtif d’une ombre flottante. Tout est ralenti, assourdi, obscurci.

Il y a ce concept orthodoxe de la théophanie: rendre Dieu visible, audible, perceptible. Un moine plus tard m’explique que c’est le sens de toutes ces dorures, que je trouve atrocement surchargées, de ces chants interminables et monotones, avec une note tenue et l’autre qui évolue.

Il est difficile de rendre en mots cette atmosphère. Comme je l’ai dit rien ne se passe, rien ne survient, rien ne bouge, rien ne se voit, ou presque. Le plan de l’église est ainsi conçu, à mesure qu’on se rapproche de l’autel: deux travées, percées en leur milieu par l’axe centrale de l’église, une travée plus large qui se termine par un mur d’or cachant l’autel, puis un travée derrière celui-ci où seuls circulent les officiants.

Ce que l’œil voit: le scintillement des dorures sous la lumière vacillante des bougies. En plein jour ces dorures sont excessives; là elles semblent donner une texture à la lumière, en répercuter la matière. On devine aussi, dans la pénombre, les fresques qui couvrent les murs: un visage du Christ, une assemblée de saints en armure guerrière. Ce que l’oreille entend: un chant lent, qu’on ne comprend pas, modal (c’est-à-dire hors de la gamme usuelle de do majeur), aux formules mélodiques répétitives (beaucoup de secondes augmentées, comme dans la musique arabe), cyclique. Il faut ajouter l’odeur de l’encens, également.

On se tient immobile, assis ou appuyé dans une des stalles le long des murs des travées, ou bien debout devant le mur d’or qui cache l’autel.

De temps à autre, un homme cède sa place à un autre qui s’assoit. Pas un mot non chanté n’est dit, pas une lueur autre que celle de la bougie, pas une odeur autre que l’encens.

Le sens du temps est dilaté par deux choses: c’est le milieu de la nuit, et le corps n’est pas habitué à ce qu’on lui demande d’être actif à cette heure-là. Et ces litanies en langue inconnue jouent comme un charme, et laissent sans repère.

Le sens de l’espace est aussi troublé : on est dans une enceinte étroite, aux lourds murs de pierre, et ce lieu dont on ne voit pas les plafonds semble plein d’obscurité; et cette obscurité la lueur des bougie la repousse.

Soudain il y a un grand mouvement et tout le monde sort de l’église, en procession. C’est une icône qu’on sort, de la Vierge à l’enfant. Elle fait un peu moins de la hauteur d’un homme, et seuls le visage de la Vierge et de l’enfant sont visibles: elle a plus de mille ans, elle a presque disparu sous les doigts des fidèles, et on l’a recouverte d’or – sauf les visages – pour rappeler le motif original.

Je tremble de froid. Il fait jour mais le soleil est caché par les montagnes. L’icône est portée vers la mer, à pas très lents, et les fidèles se pressent pour la toucher, pour être photographié près d’elle. Elle s’arrête sur la jetée.

Mon Grec du café grec me donne son appareil photo. Un minibus déverse une dizaine d’adolescents qui se mettent torse nu. Mon Grec les accompagne. Ils vont jusqu’au bout de la jetée. Un long temps passe et je grelotte.

Puis l’archimandrite, l’abbé du monastère, s’éloigne de l’icône et brandit une croix à l’extrémité de la jetée. Il la jette à l’eau et tous les jeunes plongent pour la récupérer.

Mon courage flanche et je vais me coucher quelques heures. Je me réveille après la fin de la cérémonie, vers onze heures; en tête d’une nouvelle procession qui fait le tour de l’église, le jeune garçon qui a récupéré la croix porte un plateau d’argent qui croule sous les offrandes.

Les supérieurs du monastère sont en habits brodés d’or.

Le déjeuner est somptueux, et chacun a devant soi une portion majestueuse de poisson délicieux, en plus d’une soupe et d’une pomme. En boisson, il y a de l’eau et du vin rouge.

Puis je reprends mon sac et je repars, en minibus, pour Karyès. Sur la route, nous dépassons mon Grec du café et un autre pèlerin. La route tortille, et bientôt Iviron disparaît derrière un pli de la montagne. Il n’y a plus que la montagne et la mer immense.

Vous pouvez accéder aux articles contigus de ce carnet:<< Mont Athos (1): Des moines, des montagnes et des poulesMont Athos (3): Randonnée vers le monastère de Simonopetra >>

Laisser un commentaire