Abidjan. La fierté de l’Afrique de l’Ouest, la preuve qu’elle peut émerger, la réfutation des clichés de l’Afrique à papa. Et soudain la guerre civile, la violence qui s’abat sur les rues, l’Etat de droit qui s’effondre, l’Occident qui part en hâte et le pays qui s’enferme dans une parenthèse de dix ans.

Les trois premiers jours, je n’en vois que la face nocturne. J’atterris à l’heure du dîner. Le taxi passe le pont Charles de Gaulle, prend le boulevard Giscard d’Estaing, traverse la lagune Eboué, prend pied sur le Plateau – le quartier d’affaires – puis nous dépose à l’hôtel. Des langues de terre (le Plateau, Cocody, Treichville…) s’avancent dans la lagune et lui donnent, vue du ciel, la forme d’une grosse amibe, posée au Sud sur l’océan.


Depuis ma chambre d’hôtel je vois la skyline du Plateau. On pourrait croire, de nuit, que c’est un bout de Manhattan ou de Chicago. La décrépitude des façades, les immeubles que la guerre a cachés sous leurs ruines, tout cela disparaît dans cette fête de lumières, comme un décor d’Amérique posé dans un coin d’Afrique.

Les trois journées qui suivent, je les passe en conférences climatisées. Le soir, avec mes collègues, je n’ose trop quitter le quartier de l’hôtel. Parmi les participants, il y a cette question de Damoclès: la ville est-elle sûre, le pays est-il sorti du tunnel. Et malgré les rapports rassurants, l’inquiétude demeure. On essaie des restaus près de l’hôtel. Poulet braisé ou capitaine braisé, accompagné de riz, d’alloco (de la banane plantain frite dans l’huile de palme) ou de tchéké (semoule de manioc).

Le vendredi soir, la conférence finie, tous les participants repartent, ou presque. Avec ceux qui sont restés, je vais dîner chez Ambroise. Le taxi erre longtemps dans les ruelles sombres, demande son chemin, puis nous laisse sur une esplanade, couverte de tables et de chaises et de petits groupes de musiciens sous le ciel d’étoiles.


Je reste le weekend en Côte d’Ivoire. J’ai le choix entre une visite dans le gigantisme de Yamoussoukro, la capitale-fantôme avec sa réplique de Saint-Pierre de Rome, un délassement dans les resorts des plages de l’Est, vers Grand Bassam, la capitale coloniale, ou enfin l’aventure dans les plages de l’Ouest, sur lesquelles mon fascicule Lonely imprimé à la hâte (34 pages pour toute la Côte d’Ivoire) ne dit rien ou presque.

Le lendemain matin, je pars pour les plages de l’Ouest. Pour Sassandra, un petit port de pêche à quelque 300 kilomètres à l’Ouest d’Abidjan.

C’est rare pour un voyage balisé, mais pour une fois j’ai un peu peur. J’ai vérifié sur le site de l’ambassade, auprès des services économiques, à la réception de l’hôtel, et tous m’ont dit qu’il n’y avait rien à craindre. Et pourtant, il est difficile d’oublier la guerre récente et ses événements anti-français, ou de ne pas penser aux conseils du Lonely: « faites-vous conduire en taxi jusqu’à l’endroit précis d’où part votre bus; si votre bus arrive à la gare routière avant le lever du soleil, attendez à l’intérieur avant de descendre. »


Lever 5h. A 5h30 je prends le taxi pour la gare d’Adjamé. Un tel capharnaüm, je n’avais jamais vu ça. L’absence de gestion du trafic est poussée au degré d’un art. Entre les maisons de torchis, les ruelles font à peine deux voies. Sur le bas-côté, des étals de marché (on me dit qu’ils sont clandestins, qu’on les chasse et qu’ils reviennent). La route, plus que par les voitures, est prise par le flux incessant des passants du marchés: femmes une bassine sur la tête (et sur la bassine une tour de Babel de marchandises), hommes poussant la charrette…

Les bus, les taxis, les camionnettes des commerçants se frayent un passage. A chaque carrefour, un nœud gordien, entre ceux qui s’engagent et qui doivent reculer, ceux qui se faufilent, ceux qui sortent de leur voiture, et soudain celui qui décide de faire office d’agent de circulation et ne réussit qu’à rajouter à la confusion.

Quand mon taxi s’engage sur la côte finale, je sens un choc à l’arrière de la voiture. Un jeune vient de s’y accrocher. Je me retourne et je vois que pour chaque taxi c’est la même chose, un jeune qui s’accroche, qui fait de grands gestes et qui dirige le taxi quelque part.

Je crois que je suis le seul Blanc dans le coin. Je n’en mène pas large. J’ai des choses précieuses avec moi. J’ai peur de me faire déposer au mauvais endroit, de ne pas trouver le bus, de me faire arnaquer. Le jeune dit que les bus pour Sassandra c’est pas les grands et beaux, ce sont des minibus qui partent d’une cour en terre devant une gare décrépie. Je descends de taxi, et le jeune m’amène au guichet. Je paie. Il m’amène au bus. Je le paie. Je monte, valise sous le siège, un minibus antique, six rangs de quatre sièges (enfin, trois plus strapontin).

Il est six heures et quart. J’attends dans le bus, qui se remplit peu à peu. Les nouveaux passagers ne cessent de monter et de descendre, pour déplacer leurs paquets, ou peut-être seulement pour s’agiter, et dans l’exiguïté du minibus à chacun de leurs passages je me contorsionne.

Dans la cour de la gare routière, des maraîchères en boubous aux couleurs vives règnent sur des tas de fruits verts. Des vendeuses ambulantes proposent des produits miraculeux, des brosses à dents, des sodas, du pain, des fruits. Les mecs ne foutent pas grand-chose. J’attends.


A 7 heures, le chauffeur met le contact. A 7 heures et quart, on est partis, bondés, bruyants, brinquebalants.

Puis c’est une préfiguration terrestre de l’enfer. Le minibus est englué dans les embouteillages. Par moments il s’arrête, vaguement déporté sur le bas-côté, sans raison apparente, laisse passer un taxi ou un camion plus insistant, tente une réinsertion maladroite, puis il repart. Au bout d’une demi-heure de stop’n go, on arrive au milieu d’un autre marché. Il s’arrête et se range cette fois en marche arrière, le chauffeur descend et on attend.

On ne sait pas trop ce qu’on attend, les autres passagers prennent leur mal en patience. A un moment, “l’apprenti” prend le volant – celui qui contrôle ceux qui montent et à qui l’on paie son billet. Le minibus avance d’un demi-mètre, puis en grand crac. Une conférence aussitôt se convoque autour de la roue avant droite. Le ton monte mais pas grand-chose ne se passe.

Les passagers de temps à autre font passer cent francs ou mille francs aux vendeuses ambulantes. J’en vois une qui vend des paquets de gâteaux. Je n’ai pas petit-déjeuné; j’achète un paquet, par prudence. La chaleur est encore très supportable, mais elle monte peu à peu.

Je grignote une sorte de Petit Lu fourré au chocolat, qui se délite et s’effrite, morcelé sous l’effet de la chaleur et peut-être d’autres facteurs.


Plus tard, le bus repart. Quand il sort de la ville, la  circulation s’améliore, et la route n’est pas mauvaise. Une longue file de voitures roule vers l’Ouest dans le “Corridor”, l’axe routier qui longe la côte.

Le temps passe à petit train. Certains m’ont dit qu’il fallait compter 7 heures pour Sassandra, d’autres que 5 heures suffisaient. Vu l’efficacité du temps employé jusqu’à présent – près de 2 heures pour quitter les faubourgs d’Abidjan – je prends mon mal en patience.

L’état de la route est bon, meilleur que je ne l’attendais; les files de voitures procèdent, dans les deux sens, en long cortège tranquille.

Bientôt, le nom du Corridor s’explique de lui-même. Une demi-heure hors d’Abidjan, le Corridor a pris une petite distance d’avec la côte, quelques kilomètres sans doute, mais sans qu’on puisse du tout la voir: car, rectiligne dans sa direction, le Corridor trace au cordeau une ligne d’asphalte dans une végétation dense.

De la forêt primaire qui s’étendait là un siècle auparavant il ne reste rien, rien de la jungle, rien de cette verdure qu’ont déboisée cinquante ans de progrès; en revanche des plantations d’hévéa et de palmiers à huile s’étendent à perte de vue, et quant elles cessent la forêt reprend ses droits – horror vacui tant il pleut, tant il fait chaud – et les arbres et les lianes et les buissons s’enchevêtrent comme un tissu tissé de son propre fait.


Le Corridor monte et descend au gré des sols; on s’enlise tantôt dans un creux de verdure, un plus-bas spolié d’horizon, tantôt sur un sommet on règne sur l’anarchie en vert et jaune, plantations, forêts, friches, avec au sommet de la colline suivante le rectangle net que coupe le Corridor dans l’élément naturel. Segment d’ordre, de présence humaine, de néguentropie.

Un segment d’habitude se termine; le Corridor s’efface, par degré le désordre le regagne, par degré il se rapproche du néant. Le trafic se fait plus rare, l’état de la route se dégrade, et les nids de poule et la piste de terre qui alternent sont deux étapes de ce retour au néant. La route était, me dit-on, superbe avant la guerre.

Des barrages militaires, toutes les heures ou demi-heures, rappellent l’ordre humain, empilements de pneus et barrières cloutées. Soit l’apprenti descend, court montrer à l’officier les papiers du véhicule, et rattrape le bus en marche une fois écartée la barrière, soit tous les passagers descendent et doivent montrer leur “pièce”, en file indienne, sous la chaleur immobile.


On me jette à l’embranchement. Le bus repart.

J’ai ma belle petite valise cabine, mon sac en bandoulière avec mon ordinateur et mes papiers. Je suis moite, courbatu, poussiéreux, à moitié nauséeux. Un pâté de masures de bric et de broc a poussé autour de l’embranchement, tôle ondulée sur rectangle de béton, plusieurs centaines sans doutes, qui s’étendent loin des trois côtés, séparées de ruelles de terre. Quelques voitures sont garées ça et là, immobiles sous la chaleur. Les vendeuses ambulantes s’abritent sous la toile des stands, sous les auvents des cases, quand elles ne partent pas à l’assaut d’un bus qui marque l’arrêt. Quelques étals de fruits; beaucoup de poussière, lente à tomber.

Je traverse le Corridor, je m’engage sur la route de Sassandra, un taxi m’interpelle.

Je mets la valise dans le coffre, je monte à côté du chauffeur, je dis allons-y, le taxi me dit d’attendre. Trois personnes montent derrière. Les bagages dans le coffre. Je me dit qu’on va y aller. On me dit, deux personnes devant, je sors, un homme monte, je monte à côté de lui, ses bagages dans le coffre. Je me dit qu’on va y aller. Une quatrième personne monte derrière, un peu forte, on enfourne ses bagages, trop forte apparemment, les quatre derrière ressortent, une des quatre se trouve exclue et substituée par un nouvel arrivant, on rouvre le coffre, on sort la valise, on y presse une autre, les quatre remontent derrière, et l’ignoble tacot démarre.

Il brinquebale sur la route cahoteuse, huit kilomètres, bien serrés tous les six, dans cette sorte de vieille 205 déglinguée. Trois descendent à l’entrée de Sassandra, deux un peu plus loin, et le chauffeur monte la colline pour me déposer à mon hôtel, le “meilleur de la ville”, sur une colline qui surplombe le port.

Je paie, il me tend des billets noirs et graisseux, je les empoche avec dégoût, pas sûr qu’ils valent le prix d’un pantalon donné à nettoyer.

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