Le coin clinque de cliquetis de caméras, mais l’écrin est plus beau que le joyau. Des étages multicolores de rizières aux courbes douces ou abruptes recouvrent les collines environnantes, lui donnant l’air de ces hideux chiens exotiques plissés comme un cul. Sauf que là c’est un beau cul.
Je distingue un chemin de pierre qui s’élève sur les hauteurs de Xijiang ; le ventre repu d’une soupe de nouilles de riz, je m’y engage d’un bon pas. Il est midi et demi ; avant que la navette ne parte, à 4 heures, j’ai deux heures pour décider d’où passer la nuit. Deux gardiens de paille me montrent le chemin.
Le chemin monte sans discontinuer, selon des sinuosités sans fin. A mesure que je m’élève d’une  « marche » à l’autre – chacune fait plusieurs mètres de haut – j’embrasse plus largement ces ondulations qui de loin ressemblent aux rides d’une eau calme, fines et resserrées.

 

De près, je suis impressionné par le travail qu’il a fallu pour élever un seul niveau de rizières ; je lève les yeux et la démesure de l’ensemble me sidère. Une fourmilière de rides couvre la montagne aussi loin que porte le regard. Vertes, violettes ou sombres, les aires en lesquelles sont cloisonnées les rizières dessinent sur le moule des collines des motifs pareils à ceux, entre nuages et dragons, qui couvrent les bronzes anciens.
Je passe devant ce qui sera ma maison quand je me serai retiré du fracas du monde. Toit de tuiles pentues, petit potager pour subvenir à ses besoins, vue à couper le souffle, wifi, hammam.
Premier paysan que je croise dans les hauteurs de Xijiang. Il me dit que ce chemin redescend sur le village, ne mène nulle part ailleurs. Capitalisant sur ma naissante expérience des informations chinoises (« il n’y a pas » égale souvent « je ne sais pas » ou « je ne tiens pas à en dire plus »), je poursuis. Quand un embranchement ouvre un chemin vers l’autre versant, je ne me le fais pas dire à deux fois. D’un bon pas, je m’éloigne de Xijiang et des bruits de pétards à vrai dire incessants.
En chemin je passe devant la synagogue et son chandelier à sept branches; on peut difficilement être plus discret sur le plan des signes ostensibles (ostentatoires?).
Deuxième paysan. Il ouvre une fenêtre dans mon esprit. S’emparant d’un bâton qui traînait, il me trace un plan dans la poussière du sol. En cinq heures je suis dans tel village, et je peux y dormir. En six heures et demie, j’arrive à Leishan (rappelons-le, ville où je dors ce soir). Faisant fi de mes plans quinquennaux, je presse le pas sur ce chemin qui s’enfonce droit dans l’inconnu.
Je me suis fixé 2h30 comme point de non-retour – l’heure limite pour attraper la navette de Leishan. Pendant les 90 minutes qui m’en séparent, courant presque sur mes pattes, monopolise mes cellules grises l’alternative navette planplan pour Leishan – chemin téméraire pour Leishan.
Et soudain c’est l’émerveillement. Les pétards à touristes xijiangais se sont noyés dans l’indistinction, le calme seul est souverain. Je m’élève vers des cimes gelées.
En quelques centaines de mètres, tout s’est glacé autour de moi. Les branches de sapins, les herbes folles du chemin, les plants de riz en rangs d’oignons, tout est happé de givre blanc.
Dans un calme surnaturel, je chemine dans une nature en arrêt, figée comme par un sortilège. Une fine couche de glace cristallise la surface des rizières, les herbes crissent sous mon pied.
Je presse le pas. Continuer ou faire demi-tour. Tel le Capitaine Haddock (‘nroll) devant une bouteille de Loch Lomond, un diable rouge et un ange bleu apparaissent en survol.
D’un côté, le bon sens déconseille de poursuivre trop avant : j’ai un sac de couchage, mais pas de nourriture, pas de tente et peu d’eau dans le froid de glace. Qui plus est, je marche sans plan (un plan existe-t-il ?) sur les conseils d’un seul homme (un Chinois !) sur un chemin aux bifurcations plus nombreuses que les femmes de Mahomet.
De l’autre, je suis pris par un enchantement, comme sur un couloir invoqué par magie pour me conduire à destination dans le mystère d’une nuit. Je m’enfonce dans la fascination du blanc total.
En bas dans la vallée lointaine, un petit village. Le chemin y descend-t-il ? Sans doute pas. Les embranchements se succèdent ; je prends la route la plus probable, mais me trompé-je ?
A 2h20 je suis écartelé. A 2h30 j’ai rebroussé chemin et je cours pour attraper la navette. Je pense qu’il n’est pas possible de voir plus beau que ce que j’ai vu. Alors à quoi bon continuer ?
Course contre la montre. Stress à chaque croisement (est-ce le bon chemin ?). Je trébuche sur les plaques de glace. Le papier de riz acheté à Cheu-ts’iao, qui dépasse ridiculement de mon sac comme une antenne radio, se prend dans les branchages glacés qui pleurent sur le chemin. Je cours dans un bruit de verre brisé, éléphant dans un magasin de miroirs.
Une heure après je suis de retour à Xijiang, parmi le bruit des hommes. Je croise un festival Miao délicieusement authentique. J’achète à boire, à manger.
Bonne surprise sur le gâteau : une navette va directement à Leishan. Je m’enfourne et je m’affale, sans penser à la suite. Je suis content, mais content !, de ne pas être en ce moment entre les cimes blanches, « perdu, sans plan, sans plan, ni fertiles villages », dans la compagnie de leur solitude belle et glacée.
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